J’ai tourné le dos à St Ghislain et Wasmes, pour continuer à marcher vers la campagne. Y’avait une petite route bien charmante en apparence. Qui partait vers un hameau. Au pied du terril du sept, je franchis la route longée d’un chemin parallèle. Terre noire et traces de lourds et larges pneus sculptés. Une barrière en bois épais à enjamber. Rien n’est prévu pour faciliter le passage des piétons. D’après ma carte, en voiture, c’est carrément d’un bon kilomètre qu’il faudrait se détourner pour franchir ces quelques mètres séparant la grand-route du vieux bitume campagnard. Entre quelques anciennes maisons isolées, toujours ces canettes dans un paysage pourtant de plus en plus bucolique. Les arbres alentours et éparses y sont vieux. Beau, majestueux. Comme un défi aux temps humains, une insolence suprême et irrésistible de la nature à l’industrialisation déliquescente des alentours. J’ai envie de voir les vieux terrils touffus, là, plutôt à gauche. Tant pis pour les quelques maisons à peines éloignées. Y’a un chemin de grande randonnée, justement. Suffit de suivre les petits signes rouges et blancs peints sur les arbres et les poteaux. Jusqu’à… Un grillage obstruant le passage. Une maison.
Le baraki a dispersé là, comme d’habitude, les objets les plus fous. Quatre fûts surélèvent un camping-car entre des moutons lascifs. Impossible, en gros, de se souvenir distinctement d’un fouillis aussi anarchique. Impossible aussi, d’après le propriétaire des lieux, d’emprunter le vieux chemin de terre qu’il a lui-même obstrué. Je fais pas chier, je suis son conseil pour rejoindre le creux entre les deux terrils, distant à peine de quelques dizaines de mètres. A gauche, rejoindre le Ravel pour contourner : « Celui qu’on est en train d’enlever. » Je le remercie en observant, sur le versant, un bulldozer à l’équilibre précaire repousser une terre sombre devant lui. C’est, bien sûr, de là que proviennent les lourds camions chargés de débris de minerais.
Je crois que j’ai trouvé mon havre de paix. En bordure du danger. Sur un sentier à taille de mes pas humains, je longe épisodiquement des panneaux métalliques frappés d’une tête de mort signalant la proximité du chantier.
Photo Andrea Van Leerdam
A gauche, par delà le ruisselet encombré de branches de sureaux, des moutons paissent encore dans un pré. Entre les gravats, je m’immisce dans une réserve naturelle. Elle est ouverte et parfaitement accessible me précise, sur un tronc, l’affichage discret de Natagora, une association de protection de la nature active autant en Wallonie qu’à Bruxelles. C’est là. Exactement ce que je recherchais : une clairière engoncée entre les deux sommets de terrils. Emmitouflée d’herbes et de branches, baignée de soleil. A l’abri du vent et du bruit ...
Photo par Sturia
Juste, avant, vérifier un truc. Suivre le chemin et aboutir sur « l’autre versant » de la maison du baraki. Franchement, c’est pas parsceque je cherchais la paix qu’il pouvait se permettre de me prendre autant pour une conne. Par delà deux camions placés en travers du chemin, j’observe à dix mètres, à peine, le lieu où il s’était bien foutu de ma gueule. Je me demande ce que cache et justifie une telle appropriation d’un sentier public. M’en fiche, je quitte l’ombre pour retourner m’allonger dans la verdure. J’allume une cloppe en lisant quelques pages d’un bouquin, je ferme les yeux pour les protéger de la lumière doucement chaleureuse qui illumine mon visage et caresse ma peau. Quelques gouttes froides et éparses pour les rouvrir sur des nuages incertains.
Je continue à longer le ruisseau aux odeurs d’égouts progressivement plus savonneuses et je franchis l’angle d’une habitation pour, sur une route usée, découvrir l’architecture en ruine d’un ancien puits de mine.
Spectaculaire.
Y’a un gars qui, équipé de pots de peintures rouge et blanche, rafraîchit justement les indices du GR. Il me révèle que le charbonnage de Marcrasse fut le plus meurtrier de la région : plusieurs dizaines de morts, en 1954 je crois. Balayés par un coup de grisou puis ensevelis sous la terre. Même le roi Baudouin serait venu honorer de sa présence l’âme des victimes, il me désigne les témoignages fleuris entourant encore quelques croix et épitaphes gravés sur le marbre tandis que je lève les yeux : à travers les hauteurs de briques lézardées et les pans de murs effondrés, je retrouve l’intensité du ciel obscurcissant des axes métalliques arrachés, tordus et déstructurés.
« Y’a un projet pour raser, conserver ou réhabiliter le site ? », je lui demande alors que j’observe un camion circuler lentement derrière les entrées condamnées, un dépôt de matériaux de construction apparemment.
« Non, ça reste comme ça. Un vestige du passé… Un témoignage du temps écoulé. »
En m’éloignant pour dénicher une maison anciennement occupée par Vincent Van Gogh, je me retourne pour contempler ces ruines qui en prennent peut-être une allure ecclésiale et gothique : la cathédrale industrielle de Ste Marcrasse recélant encore les reliques de ses martyrs ouvriers.
L’entrée dans Petit-Wasmes se fait, évidemment, par une route fraîche et à nouveau régulièrement usitée. Des bus de la Tec, bien sûr, mais aussi des moteurs automobiles bruissant entre les maisons neuves et clés sur porte. Les colonnes simili romaines encadrent bien souvent leurs entrées alors que, à peine plus loin, s’effrite l’ancienne maison du peintre.
Je serais curieuse de lire si, dans les lettres de Vincent Van Gogh à son frère Théo, cette tranche de vie y est relatée. A voir. J’ai vécu avec une personne qui a étudié à l’académie de Mons un art expressionniste, j’ai encore vu mon peintre abstrait de père lire passionnément ces courriers à la fin de sa propre vie… C’est lui qui, sans l’avoir révélé, avait finalement réussi à stopper le mal familial affligeant ses propres enfants. Avant que je termine, pour moi-même, par l’anéantir en changeant radicalement d’existence. Aujourd’hui, une affiche l’atteste, la maison cédée par le génie, m’a montré Jeep, pour un euro symbolique sera rénovée. L’ancien propriétaire ayant à céder, par décret d’expropriation, ce lieu déliquescent pour faire place aux projets de rénovations touristiques du bourgmestre de Colfontaine, un certain D’Antonio.
Je salue la femme de ménage qui, d’une fenêtre du cercle ouvrier voisin, entretient encore les étages de ce café dorénavant abandonné. Je pénètre dans le village par un sentier, à nouveau jonché de canettes, s’immisçant entre les arrière-cours d’un vieux quartier pour aboutir devant une pancarte « peinture fraîche » pendouillant encore sur la barrière totalement rouillée encadrant son église. Un christ plutôt spectral semble y invoquer les esprits en levant des bras statufiés vers le ciel ...
Toujours attirée par mes terrils, je me dirige vers une cité sociale attenante à celui du Pachy. Les petites maisons sociales, bien rangées même si modestes, s’alignent avec une apparente sagesse. Plus j’y pénètre, pourtant, plus les carreaux font place à des fenêtres condamnées. Y’a les pauvres, bien sur, mais en son cœur y’a carrément la misère. Autours d’un square goudronné, quelques baraquements, je vois pas vraiment d’autre mot, terminent d’être désertés par une population vieillissante… voire mourante. Ce n’est pas un camion de déménagement qui évacue les objets obsolètes délaissés apparemment récemment par un(e) ex-habitant(e) mais une benne à ordures. Deux téléviseurs aussi poussiéreux que monumentaux, des tables et des chaises banalement vulgaires dont plus personne ne voudra. A petit pas, une petite vieille continue pourtant à saluer une de ses voisines.
Devant une autre « maisons » patiente une unique voiture. Il s’agit, évidemment, d’une aide familiale qui effectue son travail : un petit véhicule électrique pour handicapés stationne devant la porte tandis qu’elle y aère les draps. Je me détourne, un peu au hasard ensuite, pour traverser le village « en dur » et croiser, à sa sortie, un chemin de terre où trois silhouettes m’interpellent. Un peu surprise, je m’oriente vers eux tandis qu’un de ces mecs me demande directo « Pourquoi t’as pas peur de nous ? » Je m’esclaffe en répondant que c’est, peut-être, parce que je suis journaliste. Dix minutes pour tenter de leur expliquer, à ces dents parfois manquantes et ces jeans délavés, l’intérêt de zoner dans ces lieux paumés : « Ha ben oui…, me répondent-ils en riant. Ici y’a pas plus terrible. Dans toute la Belgique y’a rien de plus miséreux. »
Le plus jeune m’exhibe fièrement, sous sa casquette, l’imprimé de son t-shirt : « Buvez, sucez, hurlez ! Bande de putains ! » Ramenant d’instinct son froc à sa taille : l’est un grand admirateur d’AlKpote. Un rappeur que je connaissais pas. Lui-même, d’ailleurs, se livre à l’art du slam et m’improvise un récital aussi bref qu’immédiatement interrompu par ses amis pour me proposer un plein verre de vodka citron : « Y’a tellement rien ici qu’on est bien obligés de boire sur les sentiers. »
- Y’a pas un café ou une maison des jeunes où vot’copain pourrait exprimer son talent ?
- Jamais, tu rêves ! Y’a rien ici.
- Même pas une maison du peuple ou quelque chose comme ça ?
- Ben non… Qu’est ce que tu voudrais qu’on aille faire là ? A part payer 1,50 Euro pour boire sa choppe ?
- C’est moins cher ici ?
- Ben oui, on y passe tout notre temps. Ici, dans ce petit chemin, parce qu’il n’y a absolument rien pour nous. Tu veux ou tu veux pas un verre ?
Je décline poliment tandis que le second, la quarantaine et fils de mineur, me détaille la situation locale de l’emploi.
- Qu’est ce que tu voudrais que j’accepte de ramasser, comme on me le propose, les papiers en rue 40 heures par semaines pour gagner 150 euros de plus que le chômage ?
- T’as plus vite fait de faire un job en black à droite et à gauche…
- Ben oui. Et le reste du temps, je peux le passer dans le sentier. C’est pas ça hein ? Y’aurait plein de boulot ici. Suffit de regarder y’a des tonnes de trucs à faire. Rien que pour aider les petits vieux. Au lieu de les parquer dans des maisons de retraites… On m’a proposé. Mais moi, je voulais pas faire ça comme ça. Pas dans cet esprit là. C’est… Enfin bon, tu vois le genre.
- Ben… T’as déjà essayé d’en parler ?
- A qui ? Chaque fois qu’on apparaît et qu’on dit pas ce qu’ils veulent on se fait traiter de malfrats. Où qu’on aille. Je vais à la commune uniquement pour me faire traiter de bon à rien.
- Le bourgmestre, ici, c’est un socialiste ?
- D’Antonio ?
- Oui.
- Non, c’est un MR.
- De droite ? Je demande un peu éberluée.
- T’as déjà vu que Di Rupo était de gauche ?
- …
- Tu te rends pas compte… Y’a rien ici. C’est la totale : 37% de chômage. Je sais pas si t’imagines ça fait combien de personnes, rien qu’ici dans la rue, qui ont pas de boulot. D’ailleurs demande leur à elles ce qu’elles pensent du bourgmestre !
Quatre ou cinq filles et jeunes mères, toutes de noir de jais évidemment vêtues, passent avec landaus, bagages et enfants en direction du terril.
- Vous en pensez quoi du bourgmestre les filles ? Y’a une journaliste ici qui veut savoir…
Au quart de tour les poings se lèvent rageusement vers le ciel pour l’honorer de tout un tas incroyable de noms d’oiseaux. Sans même s’arrêter, la manifestation spontanée me lâche en chœur désordonné : « Vous pouvez sans problème dire qu’on le déteste ! On le hait ! » Le seul qui a l’air de s’amuser, en fait, c’est le troisième gars. Débonnaire et souriant, les mains dans les poches.
- Moi, j’trouve que c’est bien ici.
- Ha ?
- Ben oui. Moi, j’suis estonien. Et bon, la misère en Estonie on connaît. Bon… Moi je me suis fait passer pour kosovar au moment de la guerre et voilà.
- C’est mieux ici…
- Ben j’ai acheté une maison de trois chambres, pour mes enfants, avec un jardin pour 40 milles euros… C’est introuvable ailleurs en Belgique. Et bon au chômage je touche mes 1200 euros, ma femme fait… (un peu embarrassé) environ 1000 euros plus les allocs… Et avec le taux de chômage de la région et ma culture d’origine, je risque pas de trouver du boulot avant un moment. Donc ben…
- C’est le paradis ici.
- … (sourire) … Puis tu sais, on fait construire une maison au pays.
- Mais tes pottes eux ils sont nés ici, p’têt qu’ils auraient envie de faire autre chose de leur vie…
Les deux comparses réagissent :
- Ben oui évidemment. On a marre de n’avoir aucune perspective d’avenir. Mais tu sais, il n’est pas le seul à avoir compris comment profiter du système…
- C'est-à-dire ?
- Ben… Tous les politiciens du coin font ça. Il ne fait que suivre leur exemple. Ils se nourrissent tous du système social. C’est leur fond de commerce.
- En gros, depuis la fermeture des mines et de l’industrie la magouille est devenue la principale source de revenu de la région ?
- Ben voilà. Et ils veulent pas que ça change. C’est des bourgmestres de père en fils ici (rires). Idem pour les présidents de cpas etc…
- Et qu’est ce qu’il se passe si vous contestez ?
- Ben rien. Faut surtout pas faire ça. Tu te fais traiter de tous les noms puis ils t’envoient la police…
- Ils vous mettent la pression ?
- Ben tu sais… T’es là dans le sentier puis bon… Contrôle d’identité…
- Vaut mieux fermer sa gueule pour continuer à picoler ici à l’aise, alors…
- Ben… L’ancien bourgmestre, un soir, il s’est pris un poteau en voiture ici dans la rue. Tellement il était bourré. Ben tu sais ce qu’ils ont fait les flics ?
- …
- Ben ils ont bouclé la rue pour que personne le voie.
- Et ils l’ont pas embarqué ou retiré son permis ?
Bon, j’ai pas voulu continuer à paraître aussi ridicule, alors j’ai ri avec eux.
- Mais, dites moi, j’ai l’impression que les industriels sont venus quand il y avait du charbon, qu’il ont utilisé la force de travail des gens présents et que quand il n’y avait plus de ressources minières, ils ont disparu en vous laissant là. Vos compétences devenues inutiles, à leurs yeux, entre vos mains…
- Ben oui. C’est exactement ça. Maintenant, les politiques prennent l’argent là où il est.
- Pour la ferme aussi, c’est la même chose, non ? Avant, il fallait des centaines de bras pour faire le travail d’un tracteur…
- Oui…
- L’argent du tracteur il ne va plus aux gens mais aux banquiers ?
- Ben oui.
Ca me fait évidemment penser à André. Quand nous avions été ensemble devant la maison de ses parents, y’avait partout des champs autours. Et André ben… Il gagnait déjà, gamin, sa vie comme ça. En allant faire, par exemple, la moisson. J’ai eu beau regarder sur les terrains de jeux de son enfance, j’ai n’y plus vu une seule opportunité d’emploi. Avant, bien sûr, y’avait aussi des maréchaux-ferrants, des aiguiseurs de couteaux et des tas d’autres métiers… Mais où sont-ils donc passés ? Ne sont-ce pas leurs enfants qu’on retrouve dans les écoles d’enseignements spéciaux… Traités comme des gens inadaptés.
A l’époque, André n’avait bien sûr pas trop vu l’intérêt à aller à l’école : ce qu’il savait faire, alors, avait encore de la valeur aux yeux de la société.
- On vous a tout pris, jusqu’à votre sang, puis abandonnés quand il n’y avait plus de richesse?
- Oui, c’est tout à fait ça. Il ne reste que la misère.
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